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Palestine. La Nakba, une catastrophe qui résiste à la censure

Ce 10 mai, l’ouvrage de l’historien Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine sort de nouveau mais chez La Fabrique. Il avait été d’abord publié par Fayard qui s’en est « débarrassé ». L’essai est sans doute trop gênant pour ceux qui veulent nier ce crime majeur que constitue l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens en 1947-1950.

Novembre 1948. Des réfugiés palestiniens expulsés de la Galilée durant le mandat britannique sur la Palestine.
Fred Csasznik/Wikimedia Commons

Il y a 75 ans, la première guerre judéo-palestinienne puis israélo-arabe se concluait par ce que les Palestiniens appellent la Nakba – la catastrophe. En l’occurrence, elle était triple : l’État juif avait vu le jour sur un territoire plus grand d’un tiers que celui prévu par le plan de partition de l’Organisation des Nations unies (ONU) voté le 29 novembre 1947, l’État arabe lui était mort-né, partagé entre Israël, la Transjordanie et l’Égypte, et près de 800 000 Palestiniens avaient été forcés à l’exil. Depuis, les origines de ce conflit qui ensanglante encore le Proche-Orient font l’objet d’un débat presque ininterrompu entre historiens palestiniens et israéliens, mais aussi entre ces derniers.

Parmi eux, deux chercheurs incarnent les principales visions en présence. Pionnier de la « nouvelle histoire », Benny Morris s’en tenait dès son premier livre1 à une thèse « centriste ». « Le problème palestinien, assurait-il, est né de la guerre, et non d’une intention, juive ou arabe ». Ilan Pappé, au contraire, a toujours interprété l’expulsion des Palestiniens comme le résultat d’un « nettoyage ethnique » prémédité. C’est tout le sens de son livre majeur, The Ethnic cleansing of Palestine2 qu’Henri Trubert a eu le courage de publier chez Fayard en 2008, sous le titre Le nettoyage ethnique de la Palestine.

Fayard se désiste

S’agissant du Proche-Orient, on le sait, la réalité dépasse souvent l’affliction. Ainsi, le 7 novembre 2023, Fayard a annoncé le retrait de ce livre de son catalogue. Pour Henri Trubert qui, depuis, a créé les éditions Les Liens qui Libèrent, « cette censure est doublement lamentable. D’abord parce qu’elle sanctionne un livre indispensable à la compréhension du conflit israélo-palestinien. Ensuite parce que, au-delà de Fayard, elle révèle la dégradation du débat intellectuel dans notre pays ». Ajoutons que Fayard n’a même pas eu l’honnêteté d’assumer sa décision liberticide : l’éditeur la camoufle derrière un problème juridique. « Le contrat, affirme-t-il, était caduc depuis le 27 février 2022. La maison a donc acté, le 3 novembre dernier, sa fin d’exploitation ». Pourtant, selon Edistat, un site de statistiques qui publie les ventes de livres en France, 203 des 307 exemplaires du livre vendus cette année ont trouvé preneur après le début des attaques israéliennes sur Gaza3. Fort heureusement, La Fabrique a sauvé l’honneur de l’édition française en republiant, dès ce mois de mai, Le nettoyage ethnique de la Palestine.

Quiconque voudra comprendre la Nakba pourra donc lire ou relire cette contribution exceptionnelle à la recherche et au débat historique à ce sujet. Car non seulement Pappé développe son approche de manière approfondie et cohérente, mais il le fait à la manière de Benny Morris : avec des citations fortes tirées des archives de la Haganah, du Palmah4, de l’armée israélienne, ainsi que des journaux de David Ben Gourion et d’autres dirigeants juifs.

Le livre s’ouvre sur la « Maison rouge », cet immeuble Bauhaus de Tel-Aviv devenu, en 1947, le quartier général de la Haganah. Ce 10 mars 1948, onze hommes,

vieux dirigeants sionistes et jeunes officiers juifs, apportent la touche finale à un plan de nettoyage ethnique de la Palestine. Le soir même, des ordres militaires sont diffusés aux unités sur le terrain afin qu’elles préparent l’expulsion systématique des Palestiniens de vastes zones du pays. Ces ordres comprenaient une description détaillée des méthodes à employer pour chasser les gens par la force.

Six mois après,

plus de la moitié de la population autochtone de la Palestine, soit près de 800 000 personnes, avait été déracinée, 531 villages détruits et onze villes vidées de leurs habitants.

D’atrocités en massacres

Les « nouveaux historiens » se sont bien sûr efforcés de réviser la version traditionnelle de la guerre de 1948. « J’étais l’un d’eux », ajoute Pappé qui, autocritique, estime néanmoins que ses confrères se sont « concentrés sur les détails ». Certes, grâce aux archives militaires israéliennes, ils ont pu non seulement démontrer l’absurdité de la thèse selon laquelle les Palestiniens seraient partis volontairement, mais aussi confirmer « beaucoup de cas d’expulsions massives » de villages et de villes et révéler « un nombre considérable d’atrocités, y compris de massacres ».

Mais leur démarche comportait, ajoute Pappé, une limite majeure, évidente chez le précurseur de la « nouvelle histoire ». Le fait de s’appuyer exclusivement sur les archives, considérées comme l’expression d’une « vérité absolue », les a conduits à une appréhension déformée de la réalité sur le terrain. Si Morris et les autres s’étaient tournés vers l’histoire orale, y compris arabe, ils auraient pu mieux saisir la « planification systématique derrière l’expulsion des Palestiniens en 1948 ».

Il est évidemment impossible de résumer ici Le Nettoyage ethnique de la Palestine. Un fait, à mes yeux, suffit à ébranler la thèse d’une expulsion non planifiée : la constitution, dès avant la Seconde guerre mondiale, d’un fichier de tous les villages arabes. C’est un jeune historien de l’université hébraïque de Jérusalem qui en a été chargé. Ce topographe « suggéra de conduire une inspection à l’aide de photographies aériennes ». Les meilleurs photographes professionnels du pays ont contribué au projet, un laboratoire étant installé dans la maison de Margot Sadeh, l’épouse de Itzhak Sadeh, chef du Palmah !

Ainsi ont été constitués des dossiers détaillés sur chacun des villages de Palestine, qui comprenaient, explique Pappé,

les routes d’accès, la qualité de la terre, les sources, les principales sources de revenu, la composition sociologique, les affiliations religieuses, le nom des muktars5, les relations avec les autres villages, l’âge des habitants hommes (de 16 à 50 ans) et bien d’autres choses.

Le dossier le plus important était :

un index de l’« hostilité » à l’égard du projet sioniste, à partir du niveau de la participation du village à la révolte de 1936. Une liste comportait quiconque y avait pris part et les familles de ceux qui avaient perdu quelqu’un dans le combat contre les Britanniques. Une attention particulière était prêtée aux gens qui avaient prétendument tué des Juifs. En 1948, cette dernière information alimentera les pires atrocités dans les villages, conduisant à des exécutions de masse et à des tortures.

« Une expulsion n’est pas un crime de guerre »

Plus la fin du mandat britannique était proche, et plus

l’information s’orienta de manière explicitement militaire : le nombre de gardes (la plupart des villages n’en avaient aucun) et les quantité et qualité des armes à la disposition du village (en général archaïques ou même absentes).

Pour compléter leurs fichiers, Ezra Danin et son assistant, Yaacov Shimoni, ont recruté d’autres collaborateurs, parmi eux des « informateurs » palestiniens. L’historien précise :

L’actualisation définitive des dossiers des villages se déroula en 1947. Elle se focalisa sur la constitution de listes de personnes “recherchées” dans chaque village. En 1948, les troupes juives utilisèrent ces listes pour les opérations de recherche et d’arrestation qu’elles conduisaient dès qu’elles occupaient une localité. Les hommes étaient alignés et ceux qui figuraient sur les listes étaient identifiés, souvent par la même personne qui avait fourni les informations à leur sujet (…), la tête recouverte d’un sac avec deux yeux afin de ne pas être reconnue. Les hommes ainsi choisis étaient souvent abattus sur le champ.

Après Le Nettoyage ethnique de la Palestine, nul ne pourra plus raconter honnêtement 1948 comme avant. Paradoxalement, dix-sept ans plus tard, Benny Morris a fini par confirmer l’analyse de Pappé dans une interview au quotidien israélien Haaretz6 :

Dans certaines conditions, une expulsion n’est pas un crime de guerre. Je ne pense pas que les expulsions de 1948 étaient des crimes de guerre. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. (...) Il y a des circonstances dans l’histoire qui justifient le nettoyage ethnique. Quand le choix est entre le nettoyage ethnique et le génocide – l’annihilation de votre peuple –, je préfère le nettoyage ethnique. Un État juif n’aurait pas pu être créé sans déraciner 700 000 Palestiniens. Il était donc nécessaire de les déraciner. Il n’y avait pas d’autre choix que d’expulser cette population.

1Benny Morris, The Birth of the Palestinian refugee problem, 1947-1949, Cambridge University Press, 1989.

2Ilan Pappé, The Ethnic cleansing of Palestine, Oneworld Publications, 2006.

3« Fayard retire des ventes le livre Nettoyage ethnique en Palestine d’Ilan Pappé », TRT Français, 13 décembre 2023.

4La Haganah et le Palmah, organisations paramilitaires juives avant la création d’Israël, ont servi d’ossature à son armée après le 14 mai 1948.

5NDLR. Dirigeants de villages.

6Ari Shavit, « Survival of the Fittest », Haaretz, 8 janvier 2004.

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